Concurrence déloyale des logiciels libres en Europe ? La réponse de la FSFE

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Le groupe de pression « FairSearch » (Microsoft, Nokia, Oracle…) prétend que Android fausse la concurrence parce qu’il est libre et gratuit et vient s’en plaindre à la Commission Européenne.

Traduite par nos soins, une réponse de la Free Software Foundation Europe s’imposait.

Laihiu - CC by

Les objections de la FSFE aux prétendues pratiques de « prix prédatoires » des logiciels libres

FSFE objects to claims of ‘predatory pricing’ in Free Software

(Traduction : Asta, GregR, Kiwileaks, KoS, Rinzin, Scailyna, Slystone, Tentate, aKa, audionuma, hugo, lamessen, lu, madalton + anonymes)

À :
Commission Européenne
DG Concurrence
B-1049 Bruxelles
Belgique

Juillet 2013

Selon des informations publiées dans un media spécialisé en ligne,
la coalition dénommée « FairSearch » (composée de Microsoft,
Nokia, Oracle et un certain nombre de fournisseurs de services en
ligne) prétend dans sa dernière demande à la Commission Européenne
que la distribution gratuite d’Android, un système d’exploitation
libre[1] pour mobiles développé par Google, constitue une
pratique de prix prédatoires. Suggérer que la distribution
gratuite de logiciels libres pénalise la concurrence est d’une
part faux en soi, et constitue d’autre part un danger pour la
concurrence et l’innovation.

Nous exhortons la Commission à examiner les faits comme il se doit
avant d’admettre les allégations de FairSearch comme établies.
Nous vous écrivons aujourd’hui afin d’expliquer comment la
distribution de logiciels libres, qu’elle soit gratuite ou contre
rémunération, promeut la concurrence plutôt que de la mettre à
mal.

La Free Software Foundation Europe (FSFE) est une organisation
associative indépendante et à but non lucratif qui se consacre à
la promotion du logiciel libre. La FSFE défend l’idée que les
libertés d’utiliser, de partager et d’améliorer les logiciels sont
essentielles pour assurer une participation de tous à l’ère
informatique. Nous travaillons en faveur d’une compréhension et
d’un soutien global vis-à-vis du logiciel libre en politique, en
droit et dans la société en général. Nous promouvons également le
développement des technologies, telles que le système
d’exploitation GNU/Linux, qui assurent ces libertés à tous les
participants de la société numérique. Pour atteindre ces buts,
nous avons une longue histoire d’implication active dans les
processus de concurrence qui affectent le logiciel libre.

Le logiciel libre est une question de liberté, pas de prix.

Le terme « libre » dans logiciel libre évoque la notion de
liberté, et non celle de prix (NdT la fameuse ambiguité sur le mot anglais free). Plus précisément, le logiciel libre
offre aux utilisateurs les libertés suivantes :

  • exécuter le programme, sans limitation ;
  • étudier le code source du programme et comprendre comment il fonctionne ;
  • partager le programme avec d’autres, que cela soit gratuitement ou moyennant finance ;
  • améliorer le programme et distribuer ses améliorations.

Prises ensemble, ces quatre libertés font du modèle du logiciel
libre une force puissante et disruptive pour la concurrence. Le
logiciel libre a contribué de façon considérable à la rupture
d’anciens monopoles construits par les fabricants de logiciels
propriétaires tels que Microsoft.

Dans de nombreux domaines, les logiciels libres sont depuis
longtemps les applications majeures, ou les alternatives
concurrentes les plus puissantes. Cela inclut les serveurs
web[2], la navigation web (Firefox), les suites bureautiques
(LibreOffice, OpenOffice), et les systèmes d’exploitation de
serveurs. 93% des 500 supercalculateurs mondiaux sont basés sur
des systèmes d’exploitation libres.

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Le logiciel libre est la norme pour les fabricants de
périphériques embarqués, comme les télévisions « intelligentes »,
les routeurs DSL, et les ordinateurs de bord des voitures, pour ne
citer qu’eux. De nos jours, des entreprises leaders du web, comme
Facebook, Amazon et Google, s’appuient fortement sur le logiciel
libre pour construire leurs offres. Le logiciel libre fait aussi
fonctionner pléthore de startups et de concurrents avec des
architectures et des services qui constituent des alternatives aux
prestataires établis.

La tendance dans le mobile et ailleurs est irrémédiablement aux logiciels libres

Selon les sources accessibles au public, le fond de la
revendication de FairSearch est qu’en « distribuant Android
gratuitement », Google empêche les systèmes d’exploitation
concurrents d’obtenir un retour sur investissement dans leur
concurrence de « la plate-forme mobile dominante de Google ».

La FSFE s’oppose fermement à cette qualification : le logiciel
libre est un moyen très efficace de produire et distribuer du
logiciel. La vente de licences n’est que l’un des nombreux moyens
de monétiser le logiciel.

Android est une plateforme logicielle construite autour du noyau
Linux et de Java, par le fork Dalvik, ce qui est possible
parce que Java et le noyau sont disponibles sous licence libre.
N’importe qui peut prendre Android et le transformer en quelque
chose de meilleur et de plus libre, avec ou sans liens avec
Google, et ce aussi longtemps que le code source sera disponible,
comme il l’est actuellement. Replicant et CyanogenMod sont
simplement deux exemples notables, tous deux installés sur des
millions de terminaux. L’adoption d’Android par Facebook pour ses
propres besoins montre à quel point la plateforme est
véritablement ouverte, au point qu’un concurrent peut proposer une
interface graphique (GUI) alternative qui est essentiellement
destinée aux services d’un concurrent.

En ce qui concerne Java, la Commission a déjà constaté
la forte valeur d’une plateforme non fragmentée et reconnaît qu’il
existe de fortes motivations à la prévention de sa
fragmentation[3]. À tout le moins, Android a attiré les critiques
du fait que ses conditions de licence et d’ouverture favorisent la
fragmentation, contre ses propres intérêts. La fragmentation est
une menace liée à la liberté de « forker ». Dans un
contexte propriétaire, le contrôle étroit sur le droit d’auteur,
les marques et les brevets empêche facilement la fragmentation. À
l’inverse, dans un environnement libre, la fragmentation est
évitée par le consensus, le l’autorité fondée sur le mérite, et
parfois par l’utilisation de marques (Red Hat, Mozilla). Linux, le
noyau commun aux systèmes d’exploitation Android et GNU/Linux a
échappé jusqu’à présent à la fragmentation non pas parce qu’elle
est impossible ou interdite ? elle ne l’est certainement pas ?,
mais parce qu’elle ne rimerait à rien. Au sein d’une plateforme,
assurer la plus large compatibilité et un haut degré de
standardisation est une préoccupation constante de tout projet, et
constitue d’une part une incitation forte pour éviter
les abus de la communauté, et d’autre part une pression constante
sur le ou les chefs de file du projet pour qu’ils avancent par
consensus[4].

Afin de bien illustrer la façon dont le logiciel libre favorise la
concurrence, nous faisons remarquer que tous les ajouts récents à
la liste des systèmes d’exploitation mobiles sont largement du
logiciel libre. Bien que les appareils Android représentent
actuellement aux alentours de 70% des ventes de téléphones portables et tablettes, plusieurs autres systèmes d’exploitation
mobiles libres basés sur le noyau Linux émergent pour entrer en
concurrence avec Android. Les exemples incluent Firefox OS
(soutenu par la fondation Mozilla), Jolla (issu des cendres de
Maemo, un projet de la société Nokia interrompu suite à
l’alignement stratégique de celle-ci sur Microsoft), Tizen
(soutenu par Samsung, Intel et plusieurs opérateurs téléphoniques
tels que Vodafone et NTT Docomo), et UbuntuMobile (soutenu par
Canonical).

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La distribution libre du code n’a rien a voir avec les prix prédatoires

Dans sa demande, la coalition FairSearch affirme que la disponibilité gratuite d’Android rend difficile ou impossible la concurrence sur le marché des systèmes d’exploitation mobiles.

Cependant, la vente de licences n’a jamais été une stratégie
importante dans le marché du mobile. À la base, le constructeur
de Blackberry, RIM, vendait des appareils et des logiciels et
services pour les serveurs dans le secteur des entreprises. Apple
a financé son iOS propriétaire grâce à ses services et composants
vendu à la fois par Apple et par des entreprises tierces réduisant
considérablement les revenus générés par le magasin en ligne
iTunes. Nokia a essayé de maintenir deux systèmes d’exploitations
différents, tous deux finalement libres (Symbian et Maemo, ensuite
renommé en Meego, et maintenant forké par Jolla et son SailFish).
Seul Microsoft a réussi à garder une position de vendeur de
logiciel indépendant, arguant de l’avantage tiré de l’intégration
avec ses services réseaux.

Il semblerait donc que le seul motif envisageable à la plainte de
la coalition FairSearch soit que l’existence d’un certain nombre
de systèmes d’exploitations mobiles libres, dont Android, rende la
tache plus difficile à Microsoft pour reproduire son modèle
économique dans le marché mobile. En soi, la demande de FairSearch
à la commission revient à favoriser un modèle économique plutôt
qu’un autre. C’est exactement à l’opposé de ce qu’une autorité de
concurrence devrait appliquer pour maintenir un marché
concurrentiel.

La FSFE a toujours clairement affirmé qu’une licence propriétaire
est un système de production de logiciel obsolète et inefficace.
De notre point de vu, Google n’a ni l’intention ni les moyens de
monopoliser le marché du système d’exploitation mobile, tout
simplement parce qu’il n’y a pas de marché des licences de
systèmes d’exploitations propriétaires.

La pratique de prix prédatoires alléguée par FairSearch est
clairement inadaptée à la réalité d’un marché où il n’y a pas de
prix, et d’un produit qui, étant un logiciel libre, peut être
littéralement pris par n’importe qui et « forké », ce qui est une
pratique que la Commission avait déjà abordée précédemment. Il n’y
a pas de distribution « à perte » pour le logiciel libre, parce
que le prix des copies sur le marché du système d’exploitation
mobile dans ces circonstances est précisément de zéro.

Les logiciels sont faciles à copier pour un coût quasi-nul. En
termes économiques, cela signifie qu’il n’y a par définition pas
de rareté dans les logiciels. Une telle rareté ne peut être
introduite qu’artificiellement, l’utilisation d’une licence
propriétaire étant le moyen le plus courant.

Au contraire, le logiciel libre crée un bien commun, auquel
chacun peut participer, mais que personne ne peut monopoliser. Les
logiciels libres créent ainsi de la richesse et augmentent les
possibilités de croissance pour nombre de compagnies et de modèles
économiques. Par exemple, Red Hat est une entreprise dont le
chiffre d’affaire annuel atteint les 1.3 milliards de dollars,
uniquement par la fourniture de services autour d’une distribution
GNU/Linux. Android a sans nul doute créé un avantage compétitif
pour Google ; mais, contrairement à Microsoft, Google ne se
focalise pas sur les logiciels et la monopolisation de plateforme,
mais sur les services, proposés sur n’importe quelle plateforme
utilisée par le consommateur. Au contraire, des analystes estiment
que Microsoft gagne plus d’argent grâce à Android qu’il n’en gagne
à partir de Windows pour les appareils mobiles. Après l’engagement
d’une politique de licence d’exploitation de ses brevets agressive
à l’égard des fabricants d’appareils Android.

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L’avantage compétitif de Google est essentiellement éphémère : la
seule voie pour rester devant la concurrence dans les logiciels
libres est de concevoir de meilleurs produits ou services et de
gagner la confiance des utilisateurs. Le coût à l’entrée dans
cette environnement concurrentiel est extrêmement bas. En effet,
cette plateforme accepte des marchés d’applications alternatifs.
Les différentes fondations du logiciel libre font campagne pour
« libérer les Android » (Free Your Android) et sollicite
l’adoption d’un marché d’application alternatif appelé F-Droid où
sont uniquement proposés des logiciels libres.

Conclusion

Dans cette demande, la coalition FairSearch semble supposer que
les régulateurs européens n’ont pas pris conscience des évolutions
du marché du logiciel au cours de cette dernière décennie. Au
lieu de mettre en évidence une menace réelle à la concurrence dans
le marché du mobile, la demande de FairSearch donne l’impression
que Microsoft (une entreprise condamnée pour son comportement
anti-concurrentiel dans des procès de premier plan sur trois
continents) essaye de revenir en arrière. L’entreprise est en fait
en train de soutenir que la Commission devrait protéger son modèle
économique dépassé dans le marché du mobile par un innovateur plus
efficace. Nous nous permettons, avec votre respect, de ne pas être
de cet avis.

La qualité d’Android comme ressource commune le rend très précieux
pour les fabricants, précisément parce que Google ne peut le
contrôler qu’à travers son impulsion, pas à travers une main de
fer et un enfermement propriétaire, comme c’est le cas avec les
alternatives propriétaires. Ce fait même devrait être considéré
comme une grande incitation à la concurrence.

Nous recommandons à la Commission européenne d’écarter ce recours
sans même ouvrir formellement de procédure. Éventuellement, si une
déclaration de communication des griefs devait être notifiée, elle
devrait éviter toute référence à la licence du logiciel libre
comme source d’entrave à la concurrence. En effet, la qualité de
logiciel libre d’Android devrait être considérée comme un outil
puissant pour réduire les freins à une concurrence libre et
améliorée.

À la FSFE, nous continuerons à travailler avec la Commission européenne pour promouvoir le logiciel libre comme un moyen de créer et maintenir la concurrence sur les marchés. Nous nous tenons prêts à assister la Commission dans toutes les affaires qui se rapportent au logiciel libre.

Bien à vous,

Karsten Gerloff, Président
Carlo Piana, Conseil général
Free Software Foundation Europe

Crédit photo : Laihiu (Creative Commons By)

Notes

[1] Souvent mentionné sous le nom « open source ». « Logiciel libre » est le nom original et plus précis qui reflète tous les aspects de ce phénomène.

[2] Au mois de Juin 2013, pas moins de 68% des sites internet actifs tournent grâce aux logiciels libres Apache et Nginx.

[3] Decision in Case No COMP/M.5529 – ORACLE/ SUN MICROSYSTEMS, paragraph 935.

[4] Decision in Case No COMP/M.5529 – ORACLE/ SUN MICROSYSTEMS, paragraph 655.

Article proposé par framablog sous licence Creative Commons By-Sa

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